Ce qui ne tue pas rend plus fort
Il m'a croisée dans le couloir. Il a dit bonjour puis a continué son chemin vers son bureau, le même depuis vingt ans. Il s'est ravisé. M'interpelle : "Editricencrise, vous avez 5 minutes ?". La nuit tombe, j'ai faim, quelques pièces dans la main pour acheter un Kinder bueno. Je le suis. Grand, maigre, costume sombre. Il referme la porte sur moi. Je suis encore sur le seuil quand il dit "Il faut qu'on arrête"... L'instant d'après devant son bureau, grand, sombre, debout entre deux chaises. Je ne songe pas à m'assoir. Il ne pensera que plus tard à m'y inviter. "Il faut qu'on arrête votre collection "L'air du temps", vous avez-vu les chiffres, une catastrophe". Il attend une réponse. Aucun son ne sort de ma bouche. C'est du chocolat terriblement sucré et collant qui devrait être en train d'y fondre. Rien, du vent, de l'atmosphère de fin de journée se dépose sur ma langue. Je pose les yeux sur le bureau, le touche du bout des doigts, est-ce du cuir qui le recouvre ? "Vous stoppez tout, tous les contrats non signés, il faut faire du chiffre !" Peut-être du skaï. Je regarde dehors, la nuit est tombée. Dire quelque chose "Oui, c'est vrai, 4 mois en négatif, mais il est trop tôt. Seulement 2 titres sortis depuis mai, et vous arrêtez la collection ? 2 autres viennent de sortir, on n'a pas assez de recul." Défendre son point de vue, même s'il est déjà ailleurs "Vous êtes éditeur, vous savez qu'il faut du temps quand on veut toucher un nouveau public..." Près de sa femme dans sa maison avec jardin ? a-t-il une maîtresse ? je vois bien que je l'emmerde, il aimerait me balayer de la main comme on écarte de son visage un moucheron insistant "C'est deux ans de travail cette collection !" Je pense aux auteurs à qui il va falloir dire non après avoir dit oui. A ces mois de prospection, ces espoirs de succès. La dure loi du produit, ça marche ou tu crèves. "Vous savez, tous les éditeurs ont rencontré des échecs... moi-même..." C'est censé me consoler. Putain de métier. "Oui, mais il est trop tôt". "Du chiffre". Changer de métier.
Chocolatière ?